Il faut beaucoup aimer les hommes

du 15 septembre au 8 octobre 2016

Il faut beaucoup aimer les hommes est un roman, une fiction, une histoire d’amour. Solange est blanche, Kouhouesso est noir. C’est un roman sur l’amour brûlant, sur l’amour passion, sur un amour douloureux et asymétrique : elle ne regarde que lui, lui regarde ailleurs. Il a un grand projet. Il veut réaliser l’adaptation cinématographique de la nouvelle de Conrad, Au cœur des ténèbres. Et partir tourner le film en Afrique. La scène se passe à Los Angeles, ils sont acteurs, tous les deux. Il veut sortir des studios d’Hollywood et plonger dans la forêt.

Pour la première fois, Das Plateau s’empare de l’écriture de Marie Darrieussecq et de cette œuvre immense qui parle d’amour et de racisme, du féminin et du masculin, de la manière dont l’histoire des peuples s’immisce à l’intérieur de l’histoire des hommes.

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L’Afrique ça n’existe pas

Le titre du roman de Marie Darrieussecq, Il faut beaucoup aimer les hommes, s’inspire d’une citation de Marguerite Duras. Ce récit de la passion intense d’une femme blanche pour un homme noir est transposé sur scène par le collectif Das Plateau. Il y est question d’amour, de racisme et de cinéma, mais c’est aussi une découverte vibrante d’une certaine Afrique.

« L’Afrique ça n’existe pas. » Le ton péremptoire appelle une explication. « L’Afrique est une fiction d’ethnologue. Il y a des Afriques. » Celui qui parle s’appelle Kouhouesso. La conversation a lieu dans une maison du quartier de Bel Air à Los Angeles. Solange, son interlocutrice, lui a dit qu’elle aimerait visiter l’Afrique. Un peu plus tôt ils ont fait l’amour. Ils sont tous les deux acteurs. Tous les deux étrangers. Solange est française. Kouhouesso canadien d’origine camerounaise.

Quand un peu plus tard elle lui dit à son tour « l’Afrique ça n’existe pas », il se moque : bien sûr que l’Afrique existe. La même phrase, dans deux bouches différentes, n’a plus la même portée. Selon le contexte, l’histoire, la situation dominant-dominé, l’expérience et le savoir de celui qui l’énonce, le sens de la phrase diffère. Ainsi peut-être y a-t-il déjà une dimension théâtrale dans la situation de ce couple, Solange et Kouhouesso.

C’est en tout cas le point de vue du collectif Das Plateau qui a choisi de s’emparer du roman Il faut beaucoup aimer les hommes de Marie Darrieussecq. Ils souhaitent interroger la manière dont l’histoire des peuples s’immisce à l’intérieur de l’histoire des hommes et comment discriminations, rapports de force et violences se répercutent de manière souterraine et parfois imprévisible à travers les générations. Cette collision singulière entre le singulier et le collectif, entre l’intime et le politique, entre l’historique et le géographique qui traverse l’ensemble de l’écriture de Marie Darrieussecq a profondément touché l’équipe de Das Plateau, dont l’une des préoccupations majeures consiste en la recherche d’un « tragique contemporain », comme l’explique Céleste Germe, metteuse en scène du collectif : « Quelles sont les douleurs propres à notre époque ? Comment ausculter notre monde ?  Face à la montée des populismes et à la construction d’un antagonisme raciste qui s’articule aux évènements terroristes, nous voulons tenter d’approcher la manière dont la violence de cette réalité colore nos relations, nos sentiments et nos vies ».

Il faut beaucoup aimer les hommes est aussi l’histoire d’une passion amoureuse. Dans le roman, Solange passe beaucoup de temps à attendre son amant accaparé par un grand projet, l’adaptation cinématographique d’Au Cœur des Ténèbres de Joseph Conrad. Peut-être y a-t-il dans toute affaire sentimentale une dimension initiatique, une confrontation avec l’inconnu. Se pose alors la question de l’attente. Comment la décrire sans lasser, ni la réduire à l’obsession contemporaine des textos ? Si l’on considère, comme Marie Darrieussecq, que la « sainte Patronne » des femmes qui attendent, c’est Mme Bovary – même s’il y a aussi eu dans l’Antiquité, Pénélope –, force est de constater que la temporalité du XIXe siècle diffère de la nôtre. Pour autant les sentiments ont-ils tellement changé aujourd’hui ? Et ce même si on les compare avec ces jours pas si lointains où l’on attendait fébrilement la réponse à une lettre ? Le temps et en particulier celui de l’attente constitue une dynamique féconde du récit, de son rythme, de sa tension. C’est précisément sur ce terrain que Céleste Germe et Marie Darrieussecq se rejoignent. En effet ce n’est pas tant le récit en soi qui les motive l’une comme l’autre que la façon dont on donne à ressentir à la fois par des mots et par des dispositifs. « Je ne me satisfais pas d’écrire : ‘elle se sentait très angoissée’, analyse Marie Darrieussecq. Je veux le donner à sentir, voire à vivre au lecteur ou à la lectrice, avec toutes sortes de moyens, une écriture géographique, moléculaire parfois. Même si j’aime aussi beaucoup raconter des histoires ». À quoi Céleste Germe ajoute : « Le théâtre est un art du temps. Mettre en scène l’attente pose donc forcément des questions formelles passionnantes. Comment faire coexister dans le temps du théâtre, le rythme à la fois continu et elliptique, vide, répétitif et lent, propre à l’attente ? »

L’amour de Solange pour Kouhouesso se double d’une découverte de l’Afrique. Une Afrique devinée depuis les collines de Los Angeles, mais aussi à travers le roman Cœur des ténèbres de Joseph Conrad, dont Kouhouesso s’apprête à tourner une adaptation. Solange n’a pas lu Conrad, ignore tout de Frantz Fanon ou de Chinua Achebe et ne s’était encore jamais intéressée au Congo ; ce Congo de Conrad qui est « quelque chose de grand et d’invincible, tel le mal ou la vérité » et qui obsède Kouhouesso parce qu’il est à la fois le cliché de l’Afrique vue par les Blancs et le symbole d’un cinéma impossible, celui du film Apocalypse now de Francis Ford Coppola.

L’Afrique, comme le « couple mixte », comme la couleur noire, est un immense réservoir de lieux communs. En témoigne le fameux discours de Dakar, prononcé au début de son quinquennat par Nicolas Sarkozy, qui est en partie reproduit dans le roman. Une des réussites de l’écriture de Marie Darrieussecq dans Il faut beaucoup aimer les hommes tient précisément au fait qu’elle ne tourne jamais le dos aux clichés, mais les « soulève comme des pierres pour voir ce qui grouille dessous ». Tandis qu’elle travaillait sur son roman, elle a éprouvé la nécessité de se rendre dans cette forêt que voulait filmer son personnage. Devant la difficulté d’un voyage en solitaire dans la forêt congolaise, et sur les conseils du romancier Jean Rollin, elle a opté pour le sud du Cameroun, embauché guide et piroguier, et écrit une partie du roman là-bas.

Les pages essentielles sur l’Afrique et le tournage du film donnent à Il faut beaucoup aimer les hommes toute son épaisseur et sa consistance singulière. Céleste Germe et les membres du collectif Das Plateau sont, à leur tour, partis au Cameroun sur les traces de Marie Darrieussecq. Ayant choisi d’adapter le roman à la scène et travaillant depuis longtemps sur les relations entre le théâtre et le cinéma, ils ont souhaité faire ce saut à l’intérieur du roman, aussi bien dans la densité du réel sur lequel le livre se fonde que dans la profondeur de la fiction. Ils sont partis tourner un film qui sera intégré à leur création. « Même si toute représentation est nécessairement partielle, nous avons voulu montrer les lieux du roman pour ne pas laisser l’Afrique d’Il faut beaucoup aimer les hommes dans le seul champ du fantasme, de l’imagination. Sachant que l’un des sujets fondamentaux du livre est le regard occidental sur l’Afrique, il nous a semblé indispensable de mettre en jeu notre propre regard : aller voir et en ramener la trace », dit Céleste Germe. Le film met en relation le paysage et la littérature sous forme de collage. En effet, « filmer la forêt est impossible », dit Marie Darrieussecq. Les arbres sont si hauts, tout est trop touffu ; d’une certaine façon, on ne voit rien. L’Afrique, observée à bout de nez, échappe encore. Même si elle vous traverse la peau. Kouhouesso en fait l’expérience. L’Afrique qu’il veut montrer tend à se dérober. Une autre réalité, économique celle-là, le rattrape. En Afrique, il se transforme en « patron » manipulateur confronté à son tour aux clichés. Telle est la complexité des rapports de domination ; ils s’inversent en fonction des situations.

Solange l’a rejoint sur place. Elle doit jouer la Promise, la fiancée de Kurz, le héros de Cœur des ténèbres. Ce ne sont que quelques petites scènes ; la Promise est un personnage secondaire. Mais sans cette participation au film de son amant, elle n’aurait jamais eu l’occasion de le rejoindre sur le tournage. « L’Afrique est vue par une Solange qui rêve de vivre son histoire d’amour dans une bulle, sans rien ni personne qui viendrait altérer la relation duelle. La forêt n’est pour elle qu’un empêchement. Si elle pouvait la brûler pour rejoindre son homme, elle se ferait bombe et napalm. Pourtant, elle aussi, va se laisser prendre. Et dans ces pages magnifiques, plus l’équipe de tournage s’enfoncera dans la forêt, plus Solange éperdue de passion s’enfoncera dans une douleur cosmique, tellurique. Mais quelque chose de la forêt l’aide aussi à sa propre sauvegarde. Marie Darrieussecq écrit admirablement cette conductivité singulière entre la souffrance de son héroïne et la matérialité de ce monde humide et chaud. », observe Céleste Germe. Et c’est précisément ce que Das Plateau entend réaliser dans cette adaptation théâtrale : « Nous voulons à travers une plongée progressive du spectateur dans l’espace scénique lui faire éprouver ce poème ardent où émerge d’une dimension intensément physique le paysage mental d’une Solange en fusion ».

Hugues Le Tanneur
juillet 2016

Das Plateau

P.O.L

France culture

France culture – Les nouvelles vagues

Production Das Plateau

Coproduction et résidence  Comédie de Reims – Centre Dramatique National, Théâtre Ouvert – Centre National des Dramaturgies Contemporaines avec le soutien de la Région Ile-de-France, Centre Dramatique National d’Orléans / Loiret / Centre, Pôle Culturel d’Alfortville, Centre Boris Vian – Les Ulis

Soutien en résidence  La Ferme du Buisson – Scène Nationale de Marne-la-Vallée, Montévidéo, Marseille / Festival Actoral, Le Carreau du Temple

Avec l’aide à la production de la DRAC Île-de-France, la participation du DICRéAM, le soutien du Conseil départemental du Val-de-Marne dans le cadre de l’aide à la création, le soutien d’Arcadi Île-de-France, le soutien du Fonds de dotation POROSUS.

Ce texte a reçu l’Aide à la création du Centre national du Théâtre.
Audrey Cavelius est accueillie dans le cadre de la bourse de compagnonnage théâtral de Lausanne et du Canton de Vaud.

Remerciements Théâtre Nanterre-Amandiers, Compagnie AsaNIsiMAsa, Félicie Paurd-Maurel, Clémence Boudot, Pierre Bariaud, Gaël Zaks, Valéry Schatz, Alexandre Pavlata, Julian Eggerickx, Logan Sandridge, Stéphane Effa, Nina, Sarah et Germaine Bilong, Madeleine Mamende, Jean-Jacques Brumachon, Sophie Albert, Hélène Helfer-Aubrac, Josselin Robert, Naruna Kaplan.

Projet aidé par la commune des Ulis.

Das Plateau est artiste associé au Carreau du Temple et à la Comédie de Reims, est accueilli en résidence au Pôle Culturel d’Alfortville et membre du collectif de compagnies 360.

conception et réalisation Das Plateau
(Jacques Albert, Céleste Germe, Maëlys Ricordeau, Jacob Stambach)

Mise en scène et réalisation Céleste Germe
Texte additionnel et scénario Jacques Albert
Composition musicale et direction du travail sonore Jacob Stambach
Avec Cyril GueïMaëlys Ricordeau

Assistante à la mise en scène Audrey Cavelius
Scénographie James Brandily, assisté de Fanny Benguigui
Création lumière, régie générale, régie lumières  Olivier Tessier
Création lumières vidéo Robin Kobrynski
Costumes Emilie Carpentier
Régie son et image plateau Adrien Kanter
Régie plateau Maxime Papillon
Chef opérateur image Diego Governatori
Montage image David Daurier
Régisseur général tournage Patrick Epapé (Cameroun)
Ecriture et direction du du travail sonore Elisabeth Wood (Berlin)

Le roman est édité aux éditions P.O.L

 

Durée : 2h20